Du marché du travail au marché des travailleurs
Du livret ouvrier du XIXème au « livret personnel de compétences » du XXIème siècle,
Du berceau au tombeau
Le livret ouvrier du XIXème siècle et son successeur du XXIème ont deux points communs : assurer un contrôle social et limiter les salaires versés. Mais dans le premier cas, il s’agissait pour éviter les troubles sociaux de limiter le nomadisme et, dans un contexte de pénurie de main d’oeuvre, d’empêcher le départ des ouvriers vers d’autres employeurs alors qu’actuellement, il s’agit au contraire de favoriser la mobilité professionnelle et géographique de la main d’oeuvre que l’on met en concurrence. Le rêve ancien des employeurs – savoir qui ils embauchent et pouvoir ne choisir que ceux qui sont à la fois dociles et imaginatifs, costaux et minutieux… — est en train de se réaliser.
(Par Richard ABAUZIT – enseignant et ancien inspecteur du travail dernière version Juillet 2010)
Passée presque inaperçue, la loi n° 2009-1437 du 24 novembre 2009 relative à l’ « orientation et à la formation tout au long de la vie » a modifié le Code de l’éducation et le Code du travail en reliant les deux.
La loi institue pour les élèves un « livret de compétences », expérimental jusqu’en 2012. La même loi (nouvel article L.6315-2 du Code du travail) institue, avec une dénomination standard européenne mais un contenu strictement identique le « passeport orientation et formation ».
Ainsi renommé et prolongé pour la vie, le « livret de compétences » sera utilisé pour l’embauche et la carrière : il est remis un modèle de ce « passeport » « à toute personne ». Le lien avec l’embauche relève de la rédaction, retorse, du nouvel article L.6315-1 du Code du travail : « L’employeur ne peut exiger du salarié qui répond à une offre d’embauche qu’il lui présente son passeport orientation et formation. Est illicite le fait de refuser l’embauche d’un salarié en raison de son refus ou de son impossibilité de présenter son passeport orientation et formation ».
Sa « mise en oeuvre » à travers les négociations professionnelles sur les plans de formation est prévue par le nouvel article L.2241-6 du code du travail.
Par ailleurs il apparaît bien que pour les employeurs, les fameuses « compétences » sont une denrée périssable, puisque le nouvel article L.6321-1 du code du travail prévoit que les entreprises de plus de cinquante salariés devront obligatoirement faire passer un « entretien professionnel » à tous les salariés « dans l’année qui suit leur quarante-cinquième anniversaire » et qu’à cette occasion, les salariés en question auront « accès à un bilan de compétences »….
Comment en est on arrivé là ?
1/ Au commencement était le chômage
Confrontés à une moindre croissance de la productivité et à une contestation à la fin des années soixante, les capitalistes ont laissé grandir puis ont organisé un chômage dont l’histoire nous apprend qu’il n’est pas une fatalité.
Ainsi les principaux organismes politiques et financiers (O.C.D.E, B.C.E, F.E.D…) prennent en compte des taux de chômage considérés comme bons pour éviter les hausses de salaire que beaucoup préfèrent nommer « inflation » (en anglais, on utilise un indice, l’indice NAIRU pour Non-Accelering Inflation Rate of Unemployed, en français TCE pour Taux de Chômage d’Equilibre, pour évaluer la « bonne » quantité de chômeurs qui permettra d’éviter les revendications de ceux qui ont encore un travail).
La peur du chômage jointe à la propagande (les refrains des « changements technologiques » et de la « mondialisation ») sont là pour faire accepter et les emplois précaires et la « responsabilité » des salariés qui ne seraient jamais assez formés, jamais assez adaptables.
D’où la mise en avant progressive du remplacement nécessaire des métiers et des qualifications qu’on déclare vite « obsolètes » par des « compétences » individuelles de base et d’adaptation.
2. L’évolution des méthodes de tri dans les entreprises
21. Le changement a commencé au milieu des années soixante-dix pour atteindre un plein régime au milieu des années quatre-vingt-dix, années où l’U.E décide d’unifier peu à peu en Europe les marchés du travail (en les transformant en marché des travailleurs) et les systèmes éducatifs nationaux. En 1996, l’U.E imagine une carte à puce répertoriant les « compétences » acquises par chaque personne tout au long de sa vie, un appel d’offres est lancé (voir le documentaire « Le cartable de Big Brother » diffusé surFR3 en 1999). C’est ce cauchemar qui est en train de prendre forme avec la mise en place des nombreuses pièces nécessaires au puzzle imaginé.
22. Le changement n’est pas anodin. Il s’agit en effet de passer d’un marché du travail où le salaire était basé sur les coefficients des conventions collectives, basés sur la correspondance entre une qualification (garantie elle-même par un diplôme et/ou l’ancienneté) et un poste de travail précisément décrit à un marché des travailleurs où le salaire sera peu à peu « négocié » individuellement sur la base de « compétences » individuelles que le salarié pourra faire valoir. La différence est perceptible dans les mots utilisés : on voit bien qu’ouvrier « non qualifié » ne signifie pas la même chose que salarié « incompétent », dans un cas le travail est désigné, dans l’autre un jugement est porté sur la personne. 23. La conséquence est évidemment une baisse des salaires et une compétition permanente entre salariés soumis régulièrement à des entretiens individuels d’évaluation. Les textes actuels nous indiquent que cette compétition commencera… à la grande section de maternelle.
24. Pour pouvoir évaluer les « compétences », elles sont décomposées en trois domaines, dont les dénominations varient : les « savoirs » (ou « connaissances »), les « dimensions psychomotrices » (ou « savoir faire » ou « aptitudes »), les « dimensions affectives (ou « savoir être » ou « attitudes »), domaines identiques à ceux imaginés pour l’école.
3. L’évolution des méthodes de sélection des élèves
31. Les « compétences » sont imposées partout dans le monde éducatif
Les pédagogies dites « actives » y ont joué un rôle, en mettant en avant des « compétences » dans un louable souci de démocratisation. Mais alors qu’il s’agissait pour ces pédagogues de favoriser l’activité concrète de l’élève, l’ »utile » pour l’élève a été détourné en « utile » pour le futur employeur. La récupération de la nouvelle pédagogie par les entreprises est très bien formulée par l’O.C.D.E en 1992 : « On a longtemps supposé qu’il y avait un conflit inévitable entre le but précis de préparer un enfant au travail et l’objectif de cultiver son esprit….Mais de plus en plus, les qualités les plus importantes exigées dans le monde du travail et celles que les entreprises veulent encourager les écoles à enseigner sont d’ordre plus général. L’adaptabilité, la faculté de communiquer, de travailler en équipe, de faire preuve d’initiative – ces qualités et d’autres compétences « génériques » – sont maintenant essentielles pour assurer la compétitivité des entreprises. Or, cette tendance correspond à l’évolution que connaît par ailleurs la pédagogie. »
32. L’unification des systèmes éducatifs sur ces bases a commencé par l’enseignement supérieur.
En France, la réforme dite « LMD » (licence-master-doctorat) conduit à uniformiser les formations et les certifications avec un système de points (crédits E.T.C.S (European Credit Transfert System). Et la réforme dite « LRU » ((loi relative aux libertés et responsabilités des universités) transforme les universités en entreprises, qui vont de plus en plus être soumises au financement des grandes entreprises et donc à leurs objectifs.
33. 1984 = 2012 ?
L’adoption de « compétences-clés » en Europe a eu lieu en 2006. Ces « compétences » censées être indispensables ont été copiées collées en France par le décret du 11 juillet 2006, issu de la loi Fillon de 2005, qui institue un « socle commun de connaissances et de compétences ». Pour ces « compétences », la correspondance France/U.E est la suivante :
1. maîtrise de la langue française/communication dans la langue maternelle ;
2. Pratique d’une langue vivante étrangère/communication en langues étrangères ;
3. Principaux éléments de mathématiques et culture scientifique et technologique/ compétence mathématique et compétences de base en sciences et technologies ;
4. Maîtrise des techniques usuelles de l’information et de la communication/compétence numérique ;
5. Culture humaniste/sensibilité et expression culturelles ;
6. Compétences sociales et civiques/compétences sociales et civiques ;
7. Autonomie et initiative/esprit d’initiative et d’entreprise ;
l’U.E liste une 8ème compétence-clé « apprendre à apprendre » qui peut s’intégrer à la septième sur l’autonomie (il est vraisemblable que la relative résistance des disciplines scolaires en France ait rendu plus délicate la création d’une compétence dont le libellé trahit si bien la vacuité). Ces « compétences » recouvrent les programmes que le grand patronat juge indispensables : la langue nationale, une langue étrangère qui ne peut être que l’anglais, les mathématiques, l’informatique (logiciels de base), le tout agrémenté de normes de comportement. En clair lire et écrire (et un peu en anglais aussi), compter, savoir pianoter sur un clavier d’ordinateur et savoir se taire ; un RMI culturel
Les compétences clés sont elles-mêmes établies dans le « cadre européen des certifications pour l’éducation et la formation tout au long de la vie » fixé en 2008, chaque Etat membre de l’U.E ayant jusqu’en 2012 pour établir une correspondance entre son système national de certification et le cadre européen.
34. L’exemple de la France
La France semble vouloir mettre les bouchées doubles avec le « livret de compétences ». A côté et en lien avec des fichiers qui se multiplient (fichiers Base-Elèves pour le primaire, fichier Sconet pour le secondaire, tout nouveau fichier des élèves « décrocheurs », tous liés par un numéro d’Identifiant National Elèves), le cauchemar porte en effet désormais un nom : « le livret de compétences ».
Il y avait le « passeport orientation-formation », livret personnel de l’élève de la cinquième à la terminale (calqué sur le passeport « webclasseur » de l’ONISEP, expérimenté depuis 2007 et devant être généralisé à la rentrée 2010)
Il y eut, créé par le décret Education nationale n°2007-860 du 14 mai 2007, le « livret personnel de compétences » qui concerne – selon un même modèle national qui doit être informatisé pour tous les établissements scolaires du second degré à la rentrée 2010 et à la rentrée 2011 pour le premier degré – tous les jeunes, élèves et apprentis, de la grande section de maternelle à la fin de la scolarité obligatoire.
– il certifie l’acquisition, ou non, du « socle de compétences » et inclut plusieurs attestations (certification relative aux compétences en langue étrangère selon le cadre européen, attestation relative au brevet informatique et internet B2i, attestations de sécurité routière et de premier secours). Il est rempli par les enseignants à l’école primaire, par le professeur principal au collège et au lycée, par l’enseignant référent de chaque division dans les SEGPA et EREA, par un formateur désigné par le directeur du centre dans les CFA ou par un tuteur pour les apprentis juniors.
– à partir de 2011, l’attestation d’acquisition des sept compétences du socle conditionnera l’obtention du brevet des collèges.
Il y a désormais, et ce en conformité avec les échéances fixées par le Conseil et le Parlement européen, le « livret de compétences » (expérimental jusqu’en 2012) qui, en application de la loi n°2009-1437 du 24/11/09 relative à « l’orientation et la formation professionnelle tout au long de la vie » et de la circulaire n°2009-192 du 28/12/09 (BO Education nationale n°1 du 7/01/10) « s’articule avec les outils existants et les complète ».
Le « livret de compétences » comprend :
1/ le « livret personnel de compétences » décrit ci-dessus ;
2/ le « passeport orientation-formation » dont le livret de compétences « tiendra lieu » ;
3/ le « livret scolaire du lycée destiné au jury du baccalauréat ».
La circulaire indique que l’expérimentation permettra de préciser les modalités selon lesquelles « le jeune pourra valoriser son livret de compétences au-delà de sa scolarité, dans le cadre de son insertion professionnelle ».
Ce livret est rempli (on doit dire « renseigné ») par le « jeune lui-même, avec l’appui de l’équipe éducative ou de l’adulte référent de l’organisme associé à l’expérimentation ». Il y est inscrit, outre les « compétences acquises dans le cadre de l’éducation formelle », dont « les expériences d’ouverture européenne et internationale et de mobilité, individuelle ou collective, réalisations, participations et engagements que le jeune aura pu mener dans ce cadre », « les compétences acquises hors du cadre scolaire » dont « les connaissances, capacités et attitudes acquises dans le cadre associatif ou privé, notamment familial, ainsi que les réalisations, participations et engagements que le jeune aura pu y conduire », « les expériences de découverte du monde professionnel et de découverte des voies de formation », « les éléments qui concourent à la connaissance de soi et alimentent la réflexion du jeune sur son orientation ».
On apprend aussi que le livret fera l’objet d’une « construction » par le jeune et qu’il sera « accompagné » par une foule : la famille (« l’implication des familles est une clé de l’atteinte des objectifs fixés », les professeurs (les « professeurs référents » en ZEP), les conseillers d’orientation, « les associations de jeunesse et d’éducation populaire », le « conseil de la vie lycéenne », les « délégués des élèves », les « acteurs jeunesse » sans oublier bien évidemment les incontournables « acteurs du monde professionnel ».
4. Parce que je le vaux bien ?
Obliger les personnes à se vendre, et pour cela, à remplir des livrets de « compétences » présentant leur traçabilité, chacun tentant de se construire un livret plus épais, ne pouvait pas marcher en période de chômage faible, de garanties collectives et d’espoir raisonnable de voir sa situation s’améliorer avec le temps et l’expérience (années d’après-guerre et jusqu’au milieu des années 70).
Mais l’introduction progressive, grâce au chômage, de marges de manoeuvre pour les employeurs (changement des grilles de classification dans les conventions collectives dès les années 90, d’abord dans la métallurgie puis dans les banques, avec des grilles floues, où des « compétences » autres que techniques font leur apparition, diminution des avantages liés à l’ancienneté, fixation d’objectifs, entretiens individuels réguliers d’évaluation voire d’autoévaluation…) a peu à peu mis les salariés dans une situation où l’image d’eux-mêmes est mise à mal.
Deux réactions-types face au chômage font la puissance extraordinaire du nouveau discours patronal :
« Je suis nul… » (donc c’est la faute du salarié ou du candidat malheureux à l’emploi car « inemployable ou à faible employabilité», il faut donc qu’il passe par tous les affres humiliants des stages d’ « insertion » ou de « réinsertion », des « bilans de compétences », des « portefeuilles de compétences », des livrets, des « passeports orientation et formation », des « tests à l’embauche », des contrats divers et avariés)
ou « Ma valeur n’est pas reconnue !, il n’y en a que pour les bac+5 qui ne savent rien faire » (et les ressentiments qui remontent à l’enfance vont faire accepter aisément les faibles espoirs de voir sa valeur, qu’on appellera « compétences », reconnue, alors pourquoi pas le « livret » si cela peut aider ou la « Valorisation des Acquis de l’Expérience » qui permettra à quelques-uns d’obtenir un diplôme, même si ces modalités semblent peu séduire les employeurs, mais qu’il pourra inscrire… dans son livret). Au bout du bout, pain béni pour les employeurs, la guerre de tous contre tous permet à ceux-ci d’espérer continuer à faire un tri en étant beaucoup plus informés qu’autrefois.
5. Dans ce monde-là
51. Le 5 mars 2010, le Directeur de l’Enseigne Paris Sud de La Poste a écrit à ses directeurs de ventes : « Coucou, voilà le Temps 2 ; la chasse aux terrains, aux CSP, aux COCLIS et aux GESCLIS à 0 est ouverte sans quota, jusqu’à épuisement (rapide) des espèces qui ne sont pas protégées. […] ..Lundi prochain, on se focalisera sur l’activité S et S+1 des CSP et des VDG, et lundi en 15, sur l’activité et sur l’extermination des vendeurs à 0, à commencer par les CSP. ». Ce monsieur qui s’appelle « Karcher » (ça ne s’invente pas) a sans aucun doute été recruté pour ses compétences (parmi lesquelles « manager »), il est parfaitement adapté. Les personnes réduites à l’état de gibier et qu’on ne désigne plus que par des sigles (CSP =conseillers spécialisés en patrimoine) ont sans aucun doute été recrutées sur leurs compétences (parmi lesquelles « respecter les consignes »).
52. Dans ce monde-là, au Haut Conseil de l’Education qui est à l’origine de la décomposition en « compétences » du socle commun français, Christian Vulliez, directeur général de la Chambre de Commerce et d’Industrie de Paris, ancien conseiller régional, membre du conseil de surveillance du journal Le Monde et nouveau membre du Haut Conseil, croise Michel Pébereau, président de banque, responsable « éducation » au MEDEF. Christian Vulliez n’avance pas masqué et ses interventions sont édifiantes. Extraits / interview du 11/02/1999 : « Le marché de l’éducation se mondialise :1,5 million de personnes étudient ailleurs que dans leur pays d’origine…pour être présents sur ce marché, il faut faire nôtres les références éducatives mondiales, comme le MBA. » (les études pour ce diplôme made in USA destiné aux cadres très supérieurs coûtent plusieurs dizaines de milliers d’euros) ; séminaire de l’Ecole de Paris du management de 2004 : « Il est certain que l’évolution du mode de recrutement des grandes entreprises constitue probablement le ressort le plus puissant pour la transformation des systèmes de formation ; sans cette mise en compétition par rapport à des référentiels différents des nôtres, nous continuerions d’avoir le plus grand mal à réformer notre système éducatif. »
53. Dans ce monde-là, les enseignants, transformés en contremaîtres de fabrication de ressources humaines, ont ordre d’évaluer leurs élèves en cochant cases d’acquisition ou non d’une liste de compétences et souscompétences, depuis la grande section de maternelle. Et ils doivent indiquer, selon la dernière circulaire du 18 juin 2010, la date à laquelle la « compétence » a été acquise… Dans ce monde-là, les enseignants en grande section de maternelle devront cocher , ou non, la case « compétence » acquise pour évaluer si l’enfant est capable de « contrôler ses émotions », « dire ce qu’il apprend », « prendre l’initiative de poser des questions et exprimer son point de vue » , « repérer un danger et le prendre en compte »…Dans ce monde-là, ils doivent noter en français-maths leurs élèves de CE1 et CM2 sur 100 exercices identiques pour toute la France avec comme seules notes 1 si l’exercice est « réussi » et 0 si l’exercice n’est pas entièrement « réussi » (une majorité d’exercices comporte plusieurs réponses et on peut avoir 0 même si on réussit l’essentiel de l’exercice !). Même chose pour les enfants de grande section de maternelle si l’enseignant choisit les évaluations modèles fournies par l’administration…Dans ce monde-là, une fraction de plus en plus grande de la population est contrainte de faire des choses qu’elle réprouve.
54. Dans ce monde-là, il s’est trouvé quelqu’un pour détourner le mail du sinistre Karcher susévoqué.
Des enseignants, au minimum, trichent pour tenter de gripper la machine et pouvoir continuer à se regarder dans la glace.
En Angleterre, nombre d’écoles boycottent les évaluations terminales de l’école élémentaire (anglais-maths) qui servent au classement national des écoles pour que les parents…puissent choisir.
Des parents se demandent s’ils ne rêvent pas.
Des syndicats d’enseignants et des associations se réveillent au Canada pour crier au fou devant la mise en place encore plus brutale qu’ici de l’ « approche par compétences » à l’école.
Dans ce monde renversé, il y a une contradiction entre les attentes (affichées ?) des employeurs (des salariés imaginatifs, adaptables et « performants », ce qui suppose de fortes motivations) et la réalité grandissante de conditions de travail qui, dans tous les secteurs (privé et public), deviennent de moins en moins supportables par la charge physique et mentale (en admettant que l’on puisse séparer les deux) qu’imposent la fixation d’objectifs individuels, les obligations de résultats (même pour les juges, les flics et les enseignants), l’infantilisation, l’individualisation des difficultés, et cela conjugué à une augmentation de la durée du travail réelle sur la semaine, sur l’année et sur la vie, la perte de réels savoir-faire et de réelles qualifications remplacés par le « marketing » et la publicité pour des marchandises que l’on ne fabrique plus.
6. Vie contre logique mortifère
Si les « compétences » ont pu si facilement être détournées des objectifs de nombre de ses initiateurs, c’est que les questions qui se posent autour de cette notion polysémique sont essentielles :
1/ que doit-on apprendre (les savoirs, l’esprit) ?
2/ comment apprend-on (les savoir-faire, le corps) ?
3/ pourquoi et pour qui (le savoir-être, le coeur) ? :
Pour le patronat, la réponse à la première question est simple : il faut savoir ce qui est utile aux entreprises (à cet égard, on peut l’illustrer par l’éducation physique et sportive que le « socle commun de compétences » classe au sein de la septième compétence dite « Autonomie et initiative » et qui se réduit au dernier palier du socle par l’attestation suivante : « Savoir nager » et « Avoir une bonne maîtrise de son corps »). Et pour le patronat, les savoirs ne sont utiles qu’en tant que moyen pour réaliser des tâches, inversant en cela les buts des pédagogues qui partent de l’activité pour construire des savoirs.
La deuxième question lui importe peu : l’utilitarisme est aussi bien servi dans la mouture des programmes du primaire 2002 en France qui chantait encore les vertus des compétences transversales que dans celle de 2008 où l’accent est mis sur la mémorisation.
Et la réponse à la troisième question est pour le patronat contenu dans la première.
Pour les pédagogues, la volonté de comprendre les processus d’apprentissage pour les uns dans une perspective humaniste ou/et le souci d’une formation conduisant à un emploi en corrigeant les inégalités d’origine sociale pour d’autres a conduit souvent à décomposer les aptitudes ou « compétences » pour répondre à la deuxième question.
Ce qui a eu quelquefois pour effet de relativiser ou d’oublier les deux autres questions (qu’est-ce qu’on apprend et pour qui ?).
Il est probable que les discussions sans fin autour de l’efficacité pédagogique résultent de l’impossibilité de tronçonner les individus. Quand un joueur de foot esquive un adversaire et dans le même élan adresse une passe précise à un coéquipier mieux placé que lui pour poursuivre l’action, que met il en oeuvre ? : ses savoirs (les règles du jeu, sa tête), son savoir-faire (habileté psychomotrice, son corps) ou son savoir-être (attitude coopérative, son coeur) ?…
Il semble que l’on ne puisse les séparer comme on ne peut séparer le corps et l’esprit et c’est tant mieux. Les tentatives continuelles pour le faire aboutissent au mieux à des questions sans réponse, à l’absurde, au pire à un contrôle social totalitaire.
Heureusement cette idée folle et cette logique totalitaire (séparer le corps, l’esprit et le coeur pour leur coller des étiquettes « compétences ») se heurtent, comme pour l’agriculture et l’élevage industriels, à la réalité du vivant. Mais il est grand temps de se réveiller.
Sources (par ordre chronologique)
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Commission européenne. Livre Blanc sur l’éducation et la formation. Enseigner et apprendre. Vers la société cognitive. Luxembourg. Office des publications officielles des Communautés européennes. 1995
O.C.D.E « Programmes scolaires Mode d’emploi ». Les publications de l’O.C.D.E. 1998
Gérard de Sélys & Nico Hirtt « Tableau noir » EPO avril 1998
M.E.D.E.F. « Objectif compétences » Journées Internationales de la formation. Deauville. Octobre 1998
« Le cartable de Big Brother », documentaire FR3. 1999
Christian Vulliez Interview donnée le 11/02/1999, publiée par L’express le 5/05/10
Jean-Pierre Le Goff « La barbarie douce La modernisation aveugle des entreprises et de l’école » La Découverte. 1999
Bénédicte Zimmermann (EHESS Paris). « Classifications, logiques de compétences et dialogue social » Travail et emploi n°84 octobre 2000
U.N.I.C.E « Pour les politiques d’éducation et de formation au service de la compétitivité et de l’emploi : les sept priorités de l’UNICE » février 2000
Michèle Tallard (IRIS-CNRS). « L’introduction de la notion de compétences dans les grilles de classification : genèse et évolution » Presses de Sc.Po. Sociétés contemporaines, 2001
J.D Reynaud « Le management par les compétences : une sociologie du travail » 2001
Christian Laval et Louis Weber (coordination) « Le nouvel ordre éducatif mondial » OMC, Banque Mondiale, OCDE, Commission européenne » Ed. Syllepse 2002
Geoffroy et Delattre « La V.A.E séduit les salariés, moins les entreprises » Liaisons sociales mensuel 81-91 2003
Colin T., Grasser B. « La gestion des compétences : vraie innovation ou trompe-l’oeil ? » Paris, Colloque « travail et relations sociales en entreprise : quoi de neuf ? » 2003
Christian Laval « L’école n’est pas une entreprise » Ed. La Découverte 2003
Europe, la trahison des élites Raoul Marc Jennar Editions Fayard 2004
H.C.E.E.E (Haut Comité Economie-Education-Emploi, Rapport sur la VAE 2004
Christian Vulliez « La mondialisation Menace ou opportunité pour l’enseignement supérieur français Séminaire du 15/11/2004 des Amis de l’Ecole de Paris du management.
Europe Inc. Comment les multinationales construisent l’Europe et l’économie mondiale. Belén Balanyá, Ann Doherty, Olivier Hoedemann, Adam Ma’anit, Erik Wesselius, Editions Agone 2005
La nouvelle Union européenne approches critiques de la Constitution européenne, ouvrage collectif de juristes sous la direction d’Olivier Gohin et Armel Pécheul Editions François-Xavier de Guibert 2005
Site : http: //perso.wanadoo.fr/metasystems/Europe.html
Loi n°2005-380 du 23 avril 2005 d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école
Rapport du H.C.E du 2 novembre 2006 « Recommandations du H.C.E pour la formation des maîtres »
Arrêté du 19 décembre 2006 (J.O du 28 décembre 2006) « Cahier des charges de la formation des maîtres en Institut Universitaire de Formation des maîtres »
F.Guérin « Le débat sociologique autour du modèle des compétences » Psychologie du travail et des organisations – Vol 12 n°2 . 2006
Sylvie Monchatre, « En quoi la compétence devient-elle une technologie sociale ? Réflexions à partir de l’expérience québécoise » Revue française de sciences sociales n°99. juillet-septembre 2007
Colin T., Grasser B. « Les limites de la gestion par les compétences », La découverte 2008
Fédération Autonome de l’Enseignement du Québec « Plateforme pédagogique » .2009
Eric Besson, « Valoriser l’acquis de l’expérience Une évaluation du dispositif de V.A.E » septembre 2009
Centre d’Analyse Stratégique rattaché au Premier ministre, Séminaire de travail « Améliorer la performance scolaire. Avantages et limites des inspirations internationales » du 14 décembre 2009.
Loi n° 2009-1437 du 24 novembre 2009 relative à l’orientation et à la formation professionnelle tout au long de la vie.
Ministère de l’éducation nationale : B.O n°40 du 29 octobre 2009 (attestation de maîtrise des connaissances et compétences du socle commun au palier 3) ; circulaire n°2009-192 du 28 décembre 2009 sur l’expérimentation d’un livret de compétences ; circulaire n°2010-38 du 16 mars 2010 sur la préparation de la rentrée 2010
Recommandations du Parlement européen et du Conseil du 23 avril 2008 ; conclusions du Conseil du 22 mai 2008 sur l’éducation et la formation des adultes ; résolution du Conseil du 21 novembre 2008 sur « Mieux inclure l’orientation tout au long de la vie dans les stratégies d’éducation et de formation tout au long de la vie » ; conclusions du Conseil du 12 mai 2009 concernant un cadre stratégique pour la coopération européenne dans le domaine de l’éducation et de la formation ; rapport conjoint du Conseil et de la Commission sur l’état d’avancement de la mise en oeuvre du programme de travail « Education et formation 2010 »
Angélique del Rey « A l’écoles des compétences, De l’éducation à la fabrique de l’élève performant » Ed. La Découverte. 2010
I. Bruno, P. Clément, C. Laval, La grande mutation , Néolibéralisme et éducation en Europe Ed. Syllepse et Institut de recherches FSU. 2010
Gaël Guiselin et Aude Rossigneux « Confessions d’une taupe à Pôle Emploi » Ed. Calmann-Lévy mars 2010
Arrêté du 14 juin 2010 (J.O du 1 juillet 2010) et circulaire n° 2010-087 du 18 juin 2010 (B.O n° 27 du 8 juillet 2010) sur le livret de compétences
Code du travail articles L. 6111-1, L.6111-2, L. 6315-2, L.6321-1, L.2241-6
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